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Le Havre d'avant... ou l'histoire en photo de la ville du Havre et des Havrais avant la guerre...
26 mars 2008

Le passager d'Honfleur

Un peu moins de temps pour écrire en ce moment ! Vraiment désolé pour les fidèles qui viennent voir leur billet quotidien et trouve la même page depuis plusieurs jours. Je sais, c'est frustrant...

Au vu des commentaires, j'ai remarqué que beaucoup appréciaient ce qu'on pourrait appeler 'des tranches de vie', sortes de témoignages venus du passé. Je n'en ai pas en stock, mais pour avoir travaillé sur les premiers Patard venus s'installer au Havre et écrit quelques gribouilles, j'ai eu envie de vous parler du "passager" d'Honfleur, par lequel beaucoup de gens ont traversé l'estuaire, et se sont ainsi rendus au Havre...

Le premier Patard à avoir quitté sa terre natale, située dans le bocage virois, dans le Calvados, s'appelait Bernardin. C'était le père de l'ami Jacques que j'ai déjà évoqué dans un autre billet : Jacques Patard, un jour de juin 1828, rue des Galions...

Il s'était rendu à Honfleur entre 1770 et 1780, petite commune où ses fils séjourneront eux aussi pendant quelque temps, quelques années après sa mort. De Honfleur, les Patard ont sûrement aperçu du haut de la Côte de Grâce l’immense estuaire de la Seine qui paraît partager en deux tronçons la Province opulente. Là-bas, de l’autre côté de l’eau, la grande cité havraise vit son existence fiévreuse. Honfleur, en face d’elle, est la paix. Ce n’est pas que la petite ville au passé lourd de gloire soit morte. Pour avoir vu naître et partir vers l’Aventure de glorieux capitaines, les Chaudet, les Paulmier de Gonneville, les Denis, les Doublet, elle ne saurait périr. Mais, au cours des derniers siècles, l’importance de son port, durement concurrencé par le Havre, a diminué. Le nid des coureurs de mers n’abrite plus de voiles gonflées d’aussi grands rêves, mais il est resté charmant. Il continue à conquérir à sa façon non plus des terres, mais des âmes. Les maisons du quai, la lieutenance aux pittoresques échauguettes, le clocher Sainte-Catherine, aiguille d’ardoise que d’énormes poutres inclinées soutiennent, à l’extérieur, comme des béquilles, sa nef que de hardis maîtres de hache ont faite toute pareille à la coque d’un navire, toutes ces chères et belles reliques qui furent […] battues par la pluie et les vents et ont souffert avec nos ancêtres, ont inspiré à l’envi les peintres et les écrivains," témoignera d'ailleurs René Herval dans sa Normandie pittoresque, en 1933.

Après avoir passé quelques temps à Honfleur, Bernardin se retrouve au Havre en 1780. Je ne sais la raison pour laquelle il s'y est rendu (sûrement pour le travail), mais je sais comment il s'y est rendu : par le "passager". A l’époque, les voyageurs qui voulaient se rendre de la Basse à la Haute-Normandie, ou vice versa, franchissaient l’estuaire de la Seine en bateau, grâce au « passager ». Ainsi, François de la Rochefoucauld, fils du célèbre Duc de Liancourt, est au Havre en 1782. Le six mai il poursuit son voyage en embarquant sur un « passager » pour aller à Honfleur. Il raconte : « le transport est de trois lieux à vol d’oiseau, mais si les vents sont contraires, on en fait douze ou quinze. Mais comme ils étaient très bons, nous fîmes notre traversée en moins d’une heure. J’en fus malade presque tout le temps. La mer était grosse ; dans des moments, le bâtiment montait au point que l’on s’accrochait aux cordages pour se tenir debout, dans d’autres, il descendait avec une douceur qui m’incommodait fort.
»

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Mais les passagers les plus nombreux du « passager » sont naturellement les habitants des deux rives. L’importance de ces franchissements de l’estuaire et des relations qu’ils établissent entre les deux rives est mise en évidence par la composition de la population havraise à la veille de la Révolution. Celle-ci compte alors une bonne partie de Bas-Normands : sur les trois milles cent seize personnes qui ont contracté mariage au Havre entre 1780 et 1789, presqu’un quart, 22,6 % exactement, sont originaires du triangle Honfleur, Pont-Audemer, Pont-l’Evêque, contre 15,4 % seulement du Pays de Caux. « L’autre côté de l’eau » fait donc bien partie de l’hinterland du Havre. Grâce aux « passagers » et à de multiples autres embarcations, les Bas-Normands trouvent au Havre une source d’emploi et un marché pour écouler leurs produits.

Le franchissement de l’estuaire à l’aide de « passagers » à voile durera jusqu’en 1875, date à laquelle l’hôpital du Havre, devant la désuétude de ce moyen de transport, remettra à l’hôpital de Honfleur la dernière barque-passagère et cessera l’exploitation.

Voici maintenant un témoignage trouvé dans un ouvrage non signé, daté de 1825. J'ai conservé l'orthographe d'époque.

La traversée du Hâvre à Honfleur, par le passager, présente quelques scènes bizarres ; elles sont souvent gaies, quelquefois sérieuses, et toujours très animées.

Peu d'instans avant le départ du bateau, le bord du quai devant lequel il est amarré, se couvre de beaucoup de gens que le désir de passer, de reconduire leurs amis, de terminer quelques affaires ou le désoeuvrement amènent en cet endroit. Chacun attend, en conversant, le moment de l'appareillage ; cependant, ceux qui ne redoutent pas le mal de mer, descendent dans le passager, toujours un peu agité par le mouvement de l'eau. Quand on se prépare à partir, il est plaisant d'observer l'empressement des voyageurs, pour s'emparer des bancs disposés sur l'arrière du bâtiment. Le tillac est, en peu de temps, encombré de paniers, de mannes, de paquets et d'une foule d'autres choses. La plupart des Bas-Normands qui retournent au village, après s'être rendus au marché du Hâvre, se placent au centre et sur l'avant du bateau ; les uns s'asseyent sur les bords de la grande écoutille, les autres se mettent sur des tonneaux ; ceux-ci s'appuient contre le mât, ceux-là s'inclinent sur es lisses ; enfin, un très petit nombre va et vient sur le pont, dans un espace qu'il s'est aménagé au milieu de la confusion qui règne en ce lieu.

Lorsque le passager sort des jetées, il faut voir les expressions qu'offrent les visages : on y découvre parfois le signe de ces passions qui existent chez les hommes émus fortement. Beaucoup de ceux qui se voient sur la mer pour la première fois, ne peuvent se défendre d'une certaine terreur ; d'autres ont l'imagination frappée de l'incommodité qu'ils vont éprouver. Toutefois, quelques individus accoutumés au passage, parlent avec sécurité de leurs affaires ou discourent sur des matières variées ; ils exposent, selon leur position respective, des idées favorites, des chimères séduisantes, la dissimulation ne paraît exister en ce lieu parmi les hommes qui commercent concurremment ou semblent suivre la même carrière, car les autres montrent dans leurs entretiens la plus grande franchise. Le bord retentit alors d'un bruit confus de conversations diverses, au milieu desquelles s'élève l'accent bas-normand, dont la bizarrerie frappe toujours celui qui ne le connoît pas.

On est presque au terme du voyage, quand une voix de Stentor vient interrompre le brouhaha, en articulant ces paroles : "Un Pater et un Ave à Notre-Dame de Grâce". Chacun aperçoit en effet la chapelle élevée par la piété des marin, à elle qu'ils réclament dans leurs périls. Pendant quelques instants, le silence règne à bord, plusieurs passagers se signent en faisant une courte prière ; les autres paroissent assez indifférents à cet acte religieux. On ne remarque généralement de dévotion que parmi les femmes et les vieillards. Fort peu de temps après, les entretiens reprennent leur cours ordinaire.

C'est de cette manière qu'on arrive à Honfleur. En débarquant, les voyageurs sont tourmentés par les sollicitations des voituriers qui transportent à Caen, à Lisieux et à Pont-Audemer, puis par des commissionnaires de tout âge et de tout sexe, qui offrent leurs services avec importunité. Il ne faut pas une heure pour dissiper la foule et faire revenir les choses dans le même état qu'auparavant. Si, à l'heure du départ, un vent contraire s'élève, le retour est long et pénible, parce qu'on se trouve obligé de louvoyer pendant toute la traversée. Il existe alors à bord plus de confusion qu'au précédent passage. L'odorat est affecté d'émanations plus désagréables les unes que les autres, elles proviennent des animaux renfermés dans la cale, du poisson et du fruit contenu dans des corbeilles amoncelées sur le pont ; ce mélange d'odeurs provoque singulièrement le dégoût. Depuis le commencement du départ jusqu'au milieu de la route, on entend, comme au précédent voyage, un conflit de discussions ou sérieuses ou grivoises ; mais la houle, en se faisant sentir, vient troubler cette harmonie bizarre ; elle produit, sur le plus grand nombre des passagers, le même effet que l'orage à la campagne, au milieu du jour. Ce silence momentané est remplacé par le bruit qui s'élève du fracas des vagues, venant se briser contre le bateau, et par celui du mouvement des voiles agitées par le vent. Alors l'oreille est frappée des cris plaintifs des personnes qui éprouvent le mal de mer ; leur extrême souffrance excite la compassion des uns, dont ils reçoivent les soins les plus touchans, pendant que les autres usent de mille précautions pour se préserver de leur approche, et de celle de l'eau qui jaillit de temps en temps à bord. Ce spectacle produit une sensation difficile à exprimer ; il dure pendant tout le reste de la traversée, et ne cesse que dans le port du Hâvre, où l'on arrive sauf et non sain. En mettant pied à terre, les maux cessent, et chacun s'empresse ou d'aller prendre le repos, devenu pour quelques uns d'une indispensable nécessité, ou de se rendre à ses affaires."

Source pour la première partie du billet : Le franchissement de l’estuaire de la Seine à travers l’Histoire, Jean Legoy, Cahiers Havrais de Recherche Historique, n°52.

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Commentaires
P
il est vrai que la traversée de l'estuaire est moins pitoresque et aventureuse par le pont de normandie.....mais quand je pense aux odeurs mêlées (citées dans le récit)...je préfère le pont !!! <br /> <br /> amicalement
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