Un an déjà...
Il y a un an jour pour jour, à la minute près, je publiai mon premier article sur ce blog...
Depuis 171 autres articles ont été publiés... 24381 visiteurs sont venus me rendre visite pour un total de 49686 pages parcourues, ce qui fait une moyenne sur l'année de 66 lecteurs quotidiens...
Un peu d'autosatisfaction n'ayant jamais fait de mal à personne, je dois dire que je suis assez content du résultat et surtout des nombreux échanges et rencontres que ce blog m'a permis de faire. Le rythme de publications des articles sera sans doute un peu moins soutenu cette année, non pas par désintéressement du blog, mais par manque de temps. Parallèlement, je suis parti sur d'autres projets que je voudrais aussi voir évoluer... et depuis le temps que je me dis qu'il me faudrait au moins 36 heures dans une journée...
Bon, finie cette introduction nombriliste, place maintenant en l'article en lui-même...
Régulièrement, on me pose cette question : pourquoi avoir ainsi nommé ce blog "Avant le naufrage..." ? Le titre du blog n'est pas là par hasard, et il a une histoire... Ce titre m'a été inspiré par une excellente nouvelle, découverte peu avant la création du blog, primée au concours de nouvelles 2006 des Ancres Noires, et écrite par Tiphaine. Ce récit, émouvant, montrait bien que la seconde guerre mondiale et ses bombardements avait été perçue par bon nombre de Havrais comme une rupture d'avec le passé, un passé que l'on ne retrouvera plus dans un présent qui ne sera jamais comme avant. C'était aussi une façon de rendre hommage à tous celles et ceux, internautes, blogueurs, anonymes pour la plupart, qui par leurs photos, leurs témoignages, leurs écrits, racontaient la diversité et la beauté du Havre, aujourd'hui comme hier.
Comme je le disais il y a un an : Bonne lecture et au plaisir de vous voir faire un tour régulièrement sur le blog. Je vous laisse avec la nouvelle de Tiphaine, publiée avec son autorisation.
Avant le naufrage
Gaspard
Pacraud se tient debout sur le seuil de sa maison. Du coin de l’œil, il observe
s’éloigner le dos de l’agent immobilier qui vient de lui rendre une courtoise
visite pour la troisième fois depuis un mois. Gaspard le sait bien, derrière
les lunettes en écailles, le petit attaché case et le sourire de façade se
cache un requin de la pire espèce. Et ces requins là, il les connaît bien,
Gaspard…
Dans la rue
du Maréchal Gallieni, un couple de japonais s’arrête soudain en extase devant
Gaspard. Gaspard et son éternel pantalon de velours noir, Gaspard et ses
chemises à carreaux, Gaspard et sa casquette d’ouvrier… Bientôt ils vont
organiser des circuits touristiques rien que pour voir ma bobine… Il leur
claque la porte au nez et se réfugie dans son île.
*****
- Monsieur
Pacraud, soyez raisonnable, ça ne peut plus durer… Nous vous avons fait des
propositions plus qu’honnêtes et vous vous obstinez à refuser nos offres, les
unes après les autres… Faites un effort, vous ne pouvez pas aller contre le
progrès, un homme moderne comme vous, soucieux du bonheur de ses concitoyens…
- Cons de
citoyens, c’est exactement ça… Je ne cèderai pas, inutile d’insister.
- Imaginez
tout ce que vous allez faire avec cet argent monsieur Pacraud… Vous ne la voyez
pas, votre jolie villa à la campagne, avec la pelouse toute verte et les
cerisiers en fleurs ? Pensez à tout ce calme, cette verdure ! Ne serait-ce pas
merveilleux de quitter la rue Gallieni et tout son vacarme pour un quartier
plus tranquille ?
- Combien de fois
faudra-t-il que je vous le répète ! J’en ai rien à cirer du calme ! Le calme,
c’est la mort ! J’suis bien vivant moi, et j’en veux pas de ta tombe sur mesure
!
- Bien… Monsieur Pacraud, je vais devoir vous laisser mais je voudrais que vous réfléchissiez à ma proposition, à tête reposée. Pesez bien le pour et le contre. Voici ma carte : en cas de doutes, de questions, n’hésitez pas à m’appeler, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit ! A très bientôt Monsieur Pacraud ! Portez-vous bien !
*****
Soixante
ans que j’habite ici, soixante ans que je traîne ma carcasse entre ces quatre
rues… Le carré magique : rues Gallieni, Lafayette, Caplet et Thiers… Enfin,
maintenant on ne dit plus Thiers, paraît-il, on dit Avenue René Coty… J’ai vu
la plaque, toute neuve… Qu’est-ce qu’ils ont tous avec ce René Coty ? Ils n’ont
que ce nom là à la bouche ! Comme si les hommes politiques avaient pu faire
quelque chose pour cette ville… Le Havre, c’est moi qui l’ai faite, je sais de
quoi je parle…
Personne
ne sait plus ce que c’était Le Havre. Le Havre avant le saccage, Le Havre avant
les bombardements… Je me souviens du cinéma REX, juste à côté… Nous y avions vu
Piaf, Bourvil, Fernandel… Maintenant il y a ce truc à la place… ils y vendent
des téléviseurs… Le Havre avant le naufrage…
*****
Gaspard
descend à la cave. Pour la première fois depuis cinquante-deux longues années,
il pousse la petite porte en bois… Les souvenirs jusqu’ici refoulés reviennent
en force…
1941… fin
août… les bombardements, encore… rue Thiers, le Printemps, ce grand
magasin qu’on appelait "à la boule d’or ", anéanti, la bijouterie
Milliaud, pulvérisée, la façade du Rex, éventrée… Et puis, trois ans plus tard,
début septembre, dix jours dont le souvenir l’épouvante encore… Le sourire figé
d’Angèle et les yeux de Frantz…
Angèle… Elle
avait 21 ans, Gaspard en avait 24… Pendant trois ans, elle l’avait attendu tous
les soirs, à la sortie du lycée de garçons où un certain professeur de
Philosophie, Jean-Paul Sartre, avait bouleversé la façon de penser du jeune
homme et avait rapproché les futurs amants en les incitant par son enseignement
à l’engagement et à la révolte. Elle voulait tout savoir, elle était tellement
avide d’apprendre. Angèle était ouvrière et avait quitté l’école trop tôt. Ses
parents n’estimaient pas nécessaire qu’elle continue ses études malgré ses
excellents résultats et les encouragements de ses enseignants. Alors chaque
soir, elle attendait Gaspard après son travail et elle lui demandait de tout
raconter. Et Gaspard racontait… Et Gaspard prenait son temps, toujours, pour le
plaisir de se promener aux bras d’Angèle… Angèle pour lui seul, le long du
boulevard Maritime où ils s’attardaient souvent à observer le manège des
navires et des paquebots rutilants, chargés de lumière, entrant et sortant du
port. Angèle et ses yeux tirant sur le violet, Angèle et ses mèches brunes dans
le vent, Angèle qui portait si bien son prénom…
Gaspard
voudrait avoir oublié mais il n’arrive pas à empêcher son passé de remonter à
la surface. Il revoit leurs premiers baisers, sur les bancs du square Saint
Roch, leur première nuit d’amour dans cette chambre du prestigieux hôtel
Frascati… Il avait dépensé toutes ses économies pour éblouir son amour mais
Dieu que cette nuit avait été belle, probablement la plus belle de toutes. Des
fenêtres de leur chambre, ils avaient vu le paquebot Normandie faire son entrée
lumineuse dans le port sous les yeux admiratifs de la foule havraise. Puis
toute la nuit, le bruit des vagues, comme un refrain si doux à leurs oreilles
amoureuses.
Et puis la
guerre.
Angèle avait
tout de suite voulu s’engager, résister. Il ne voulait pas, il refusait de
toutes ses forces, il avait trop peur de la perdre. Il aurait voulu l’enfermer
dans un abri, l’emmener loin des combats, des coups de feu et des bombes. Il
avait pourtant dû accepter sa présence aux réunions clandestines du réseau
Vagabond bien-aimé, et quand leur chef, Gérard Morpain, un ancien professeur de
Gaspard, avait été arrêté sur dénonciation par la Gestapo puis condamné et
fusillé, ils avaient poursuivi la résistance dans un nouveau groupe. Au début,
ils avaient simplement imprimé et distribué des tracts ou encore collé des
affiches la nuit mais, peu à peu, ils s’étaient vu confier des missions plus
importantes, malgré leur extrême jeunesse. C’est ainsi qu’ils avaient
finalement pris les armes, de vraies armes qui pouvaient vraiment tuer. Gaspard
revoit encore la main blanche d’Angèle crispée sur une grenade, quelques
instants avant qu’elle ne la lance avec force... Comme tout ceci lui paraît
absurde maintenant, combien de morts inutiles, combien de blessures
insoutenables, combien de vies à jamais souillées par la bêtise des hommes ?
Gaspard
referme la porte de la cave. Il n’entrera pas dans la pièce. Pas aujourd’hui.
Il ne le peut pas.
*****
- Bonjour
Monsieur Pacraud ! Comment allez-vous aujourd’hui ? Le temps est magnifique
n’est-ce pas pour un mois de septembre ?
- Mais quand
est-ce que vous allez me foutre la paix ? Vous n’avez donc toujours pas compris
que je ne veux pas vendre ma maison ?
- Ecoutez, je
vous ai amené là une petite plaquette très bien faite qui devrait vous
intéresser. Voyez par vous-même !
Gaspard a
devant les yeux les plans d’un grand centre commercial dont la surface tient
exactement entre les quatre rues de son carré magique. Il lit le dépliant
publicitaire : "Centre commercial de centre-ville, d'une surface
de 27.000 m2, l'Espace Coty comportera un parking public de 900 places en prise
directe avec les flux routiers conduisant au centre-ville. Il sera situé
idéalement sur le cheminement piétonnier le plus important, à proximité de
l'Hôtel de Ville. L’espace Coty proposera sur trois niveaux au travers de ses
80 boutiques, une proposition de prêt à porter tant féminin, masculin,
qu’enfant, de la Décoration et du Cadeau, de la culture et du loisir, de la
bijouterie, de la maroquinerie, de l'Hygiène et beauté ainsi que des services
d'alimentation et de restauration ". Gaspard blêmit.
- Monsieur,
pour la dernière fois, je vis ici depuis bientôt soixante ans. Savez-vous que
c’est une des seules du quartier à avoir survécu à tous ces bombardements ?
Toujours debout, comme le vieux Gaspard hélas… Cette maison est tout ce qu’il
me reste, vous ne pourrez pas me l’enlever. C’est inutile d’insister, je ne
peux pas changer d’avis.
- Monsieur
Pacraud… j’ai bien peur que vous n’ayez pas vraiment le choix. Nous avons tenté
un arrangement à l’amiable et nos propositions ont été plus que généreuses. Si
vous vous obstinez comme vous le faites, il faut que vous sachiez que nous
sommes en droit de vous exproprier. Vous ne souhaitez probablement pas que nous
en arrivions à de telles extrémités, monsieur Pacraud, vous êtes un homme
intelligent n’est-ce pas ?
L’agent
immobilier sort précipitamment de la maison de la rue Gallieni, les lunettes
brisées et la chemise en lambeaux. Derrière sa fenêtre, Gaspard regarde avec
rage le requin fendre les flots pour rejoindre le reste de sa meute.
*****
Gaspard met
de l’ordre dans sa maison, de l’ordre dans ses souvenirs. D’ici quelques jours,
quelques heures ?, il sait que les requins arriveront et qu’ils ne feront pas
de quartier. Rien n’a d’importance, finalement, à part les lettres et les
photos. Il les jette au fur et à mesure dans une bassine en fer. Avant le
naufrage… Angèle sagement assise dans le tramway, Angèle avec ses jolies
chaussures vernies, achetées avec sa première paye, chez "Pottier ",
Angèle devant l’église Saint Michel avec son bouquet de mariée, Angèle faisant
la grimace à côté d’une affiche du magasin "chez Boka- Au gaspillage
"… Gaspard regarde chaque morceau du puzzle de la vie d’Angèle passer
entre ses mains et il a peur de ne pas y arriver. Il aurait dû détruire les
photos, bien avant. Au milieu des sourires d’Angèle, une photo de Gaspard aux
côtés de Youri Gagarine. Il se souvient avec amertume de cette journée de 1965.
Des officiels avaient frappé à sa porte et, sous les yeux des photographes, il
avait dû jouer le jeu convenu du héros de la reconstruction qui accueille celui
de l’espace. Il repense aux articles de journaux que sa mère avait
précieusement conservés dans un album.
Quarante ans
à reconstruire, sans relâche… Gaspard était destiné à devenir médecin, la
guerre en avait décidé autrement, avait décidé pour lui. Gaspard revoit la
ville au soir du 12 septembre 1944 : un amas de ruines fumantes, un visage
défiguré et méconnaissable. Les gens hagards, devant le fantôme de leur ville,
ne comprenant pas. Cette question, martelée à chaque pas : " Pourquoi ?
". Comme si la mer avait attaqué le port, comme si une vague avait tout
balayé sur son passage. Au cœur du Havre, au milieu de cette plaine noire et
quasi nue, Gaspard, hébété, VOYAIT LA MER ! Il n’en était séparé désormais que
par une plage d’obus, de mines, de poussières de maisons, de morceaux d’hommes
et de femmes, de reliefs dérisoires d’une vie révolue.
La guerre
avait décidé pour lui et Gaspard avait passé le reste de sa vie à bâtir des
immeubles, à donner un nouveau visage à son amante martyrisée, à la remettre
debout, à la remettre à flots.
Comme une
pierre lancée dans l’eau, ricochets sur la porte d’entrée. Gaspard jette une
allumette enflammée dans la bassine et regarde ses souvenirs se consumer. Il
sait que la maison va bientôt couler et qu’il ne sera pas seul lorsque le
bâtiment sombrera.
Comme tu
étais belle Angèle ! Nous t’admirions, nous te vénérions comme la plus brave et
la plus courageuse d’entre nous ! Mais tu étais à moi, tu parcourais la ville à
mon bras et tous savaient que tu étais ma fiancée, ma promise et pas un
n’aurait osé te soustraire à mon amour. Résistants et frères jusqu’au bout, à
la vie à la mort. Mais Frantz n’était pas un résistant…
Ils t’ont
cherchée Angèle, longtemps ils ont espéré que tu reviendrais. Ils ne t’ont pas
trouvée. Alors ils t’ont pleurée. Puis ils sont venus, les survivants et les
officiels aussi, me présenter leurs condoléances lors de cette cérémonie très
digne d’après la guerre, d’après le naufrage. Quelques lignes à ta gloire dans
les journaux, une plaque avec ton nom square Saint Roch… Angèle… Aujourd’hui il
ne reste que ton nom, symbole d’une jeunesse qui ne voulait pas baisser la
tête, symbole d’une ville qui ne voulait pas mourir écrasée.
*****
Gaspard
descend le vieil escalier en bois, une dernière fois. Comme un immense voile de
mariée, l’essence suit chacun de ses pas. Il entend vaguement le bruit de la
mer des hommes puis plus rien. Gaspard est entré dans la cave, il s’allonge à
même le sol. Maintenant, le bateau peut bien couler. Plus rien n’a d’importance
désormais. Gaspard et Angèle, Angèle et Gaspard. Enfin réunis.
*****
Angèle,
mon aimée, ma petite graine de cassis, mon colibri, ma vague indomptée…
Pourquoi a-t-il fallu que tu rencontres cet allemand ? Pourquoi m’avoir trahi ?
Pourquoi avoir abandonné ta famille, tes amis, tes frères d’armes ? Comment
as-tu pu lui donner des noms, des lieux, des dates qui étaient pour nous autant
de coups de couteau dans le dos ? J’aurais tant voulu n’avoir rien su, mon
Angèle, j’ai enfoui cet ignoble secret à jamais, pour que nul ne sache que tu
avais connu la faiblesse, la lâcheté. Et je revois ton sourire quand tu as
compris que tu allais mourir et que je serai ton bourreau. Je savais que je
t’avais retrouvée… Ton sourire, mon Angèle, beau, tellement beau, le sourire de
notre première nuit d’amour, avant le naufrage.
Angèle,
mon aimée, ma petite graine de cassis, mon colibri, ma vague indomptée…
*****
Gaspard
craque une dernière allumette et sort de sa poche son vieux revolver. Le feu
prend rapidement, monte avec avidité le long de l’escalier, s’attaque avec
fureur aux murs jaunis, aux vieilles boiseries, aux meubles décrépis, aux
souvenirs d’un autre temps.
Dans la rue
Gallieni, les forces de l’ordre assistent impuissantes à la destruction de la
maison. Demain, un grand centre commercial se tiendra à ce même endroit, et les
gens viendront y chercher du rêve… Une carte postale ancienne du boulevard
maritime dans un cadre doré, une reproduction d’affiche pour la compagnie des
transatlantiques, un bateau en bouteille, un galet peint par un artiste local
et représentant invariablement un paysage marin…
Demain, on
aura oublié Gaspard et Angèle. On marchera sans le savoir sur leurs corps mêlés
ou sur ceux d’autres témoins d’un temps auquel on ne veut plus penser. Le temps
d’avant le naufrage…
***
Angèle,
mon aimée, ma petite graine de cassis, mon colibri, ma vague indomptée…
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