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Le Havre d'avant... ou l'histoire en photo de la ville du Havre et des Havrais avant la guerre...
5 septembre 2008

Au Havre pendant le Siège (6/14)

Suite du récit de Pierre Courant, maire du Havre pendant l'Occupation...

Le début de cette série d'articles se trouve ici : Au Havre pendant le siège, avant-propos.

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Les journées tragiques

Siège et bombardements

Mardi 5 Septembre 1944

Tandis que je travaille dans mon cabinet, on introduit un jeune garçon en uniforme des Equipes Nationales. Il ne porte pas plus de dix-sept ans, il est rose et joufflu comme un enfant. Avec quelques camarades, il a été la veille ravitailler les habitations à bon marché qui se trouvent près d'Harfleur.

Dans ces maisons, qui sont sous les tirs de barrage, des passants surpris par ces tirs se sont abrités sans ravitaillement, notamment une mère de famille avec cinq enfants. Ces garçons leur ont donné une aide précieuse, alimentant en lait les petits enfants. Le jeune équipier vient me dire qu'un de ses camarades a pu gagner les limites d'Harfleur, commune totalement évacuée par l'ordre des Allemands depuis plusieurs jours parce qu'elle se trouve à la limite du camp retranché. Il a entendu les appels d'habitants qui sont restés dans leurs caves sans provisions suffisantes parce qu'ils s'imaginaient que la libération serait presque immédiatement réalisée. Les équipiers ont formé un petit groupe de six. Ils veulent traverser de nouveau les tirs de barrage et ravitailler les Harfleurais qui sont dans l'impossibilité de gagner la ville. Le calme courage de cet enfant est impressionnant. Je le remercie en lui disant qu'il me donne plus de confiance encore en notre relèvement.

L'après-midi se passe sans événement notable.

A dix-huit heures, du rez-de-chaussée de l'Hôtel de Ville où je me trouve, j'entends un grand bruit d'avions. Par la fenêtre, j'aperçois des fusées au-dessus de nous annonciatrices d'un bombardement et des policiers qui courent aux abris. Depuis trois ans, les Allemands prenant presque tout le ciment produit par les usines françaises, nous n'avons pu obtenir ce qu'il fallait pour faire des abris souterrains bétonnés. Nous avons utilisé les attributions qui nous étaient faites en bien petites quantités pour arrêter les infiltrations et aménager les grands abris publics creusés dans le rocher. Ainsi a été protégé un grand nombre de personnes. Il eût été odieux d'en distraire quelque chose pour nous. A l'Hôtel de Ville, nous n'avons que deux salles de rez-de-chaussée étayées par des poutres, alors que les Allemands de la Kommandantur disposent d'un solide abri souterrain. Il y a déjà beaucoup de monde dans ces salles, quelques membres de la Municipalité et du personnel municipal, quelques policiers. Un intense bombardement commence et, tout de suite, de gros projectiles tombent près de nous. Le corps central de l'Hôtel de Ville est fendu jusqu'au sol, tout près, à hauteur de la salle des mariages. L'immeuble de six étages qui se trouvait en face de nous, à l'angle de la place et de la rue Jules-Ancel, vient aussi d'être anéanti. Nous avions fait étayer les caves de cette maison très solide ; elles devaient servir de refuge en cas de destruction de notre Hôtel de Ville.

D'autres bombes tombent sans cesse.

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La nuit est complète, nuit causée par les poussières qui s'élèvent des immeubles écrasés. L'atmosphère devient irrespirable. Les quelques femmes qui se trouvent avec nous donnent l'exemple du courage tranquille. Chacun sait que la situation est extrêmement grave.

Vers dix-neuf heures, un choc secoue de façon plus intense tout l'édifice. Un engin explosif vient de détruire le petit escalier qui menait au jardin de l'Orangerie, "l'escalier français". Une voix partant de l'abri voisin du nôtre crie : "Courage, les gars, on va nous dégager." Nous constatons que cet abri, que j'ai quitté quelques minutes auparavant, n'a pas résisté, un des murs étant tombé. Cinq blessés se trouvent sous les décombres. Ils sont dégagés rapidement et transportés sur des civières au milieu de nous. Ils ne semblent pas très gravement touchés ; on les soigne ici car on ne peut songer à faire venir une voiture d'ambulance.

La respiration devient de plus en plus difficile. Fort heureusement, nous parvenons à tremper nos mouchoirs dans un seau d'eau et nous les mettons sur nos lèvres ; cela filtre l'air que nous respirons et nous donne quelque soulagement.

Pendant une courte accalmie, je peux m'approcher de la porte : un flot de bombes incendiaires tombe sur les maisons qui se trouvent derrière l'Hôtel de Ville (le lycée de filles, une étude d'avoué, l'immeuble de l'association intercommunale d'hygiène, une étude de notaire).

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Ces maisons sont aussitôt dévorées par le feu. De nouvelles bombes écrasent encore l'Hôtel de Ville. Au total, on en comptera dix d'un poids de mille kilogrammes au moins chacune sur le seul édifice municipal. Le plafond fléchit et deux des poutres qui le consolident se fendent. Nous avons l'impression que tout va être bientôt fini pour nous et nous vivons, seconde après seconde, dans l'attente de l'événement prochain qui sera sans doute mortel.

Le bombardement s'arrête pourtant à vingt heures. Il a duré deux heures. Aucun bruit d'avions ne subsiste plus. Est-ce la fin ?

Tout le côté Ouest de la place de l'Hôtel de Ville nous apparaît dans un état épouvantable. Presque toutes les hautes maisons de six étages sont détruites et le feu gagne rapidement. Dans le jardin, devant nous, des trous énormes ont entièrement bouleversé les pelouses et les massifs. Le vent a dissipé les poussières, mais il propage l'incendie de façon néfaste.

Presqu'immédiatement, une lueur s'élève à l'extrémité de l'aile Ouest, tout près de ma petite chambre. Une bombe explosive tombée à proximité a couvert de platras et dispersé mes papiers personnels et mes vêtements. Le feu ne peut déjà plus être maîtrisé malgré tous les efforts. Quelques dossiers et objets peuvent seulement être sauvés avant que je sois contraint par les flammes de quitter le bâtiment qui s'embrase de toutes parts.

La vraie nuit tombe maintenant. Le côté Est de la place de l'Hôtel-de-Ville apparaît à peu près intact encore. L'immeuble du Syndicat Général s'est effondré, celui de la Maison du Ravitaillement est mutilé, mais tout le reste a encore bon aspect.

Dans le poste de secours établi à l'angle du boulevard, il y a foule, on y amène sans cesse des blessés. M. Marion s'efforce de rassurer les malheureux sinistrés de son secteur. Comme je ne peux y être d'aucune utilité, je me dirige vers le lycée de garçons, où nous avons décidé d'organiser une mairie provisoire. Dans la rue, il y a de nombreux trous de bombes, mais les dégâts de ce côté sont limités tandis que du côté de la mer ils paraissent immenses. Il faut dominer la situation, si critique qu'elle soit.

Je retrouve au lycée Voisin et mes collaborateurs les plus directs. Nous prenons ensemble des dispositions pour régler les secours et faire fonctionner demain les services essentiels, puis j'essaie d'avoir un peu de repos mais on vient me dire que les pompiers ne sont pas maîtres de l'incendie et que le feu va gagner le lycée lui-même, la bibliothèque et ce qui reste de la ville jusqu'au cours de la République. Déjà des maisons de la rue Lord-Kitchener commençaient à brûler.

En effet, le vent souffle de l'Ouest et de nombreuses flammèches tombent sur les toits. Des incendies se sont allumés près de nous. La rue Thiers est largement dépassée et les maisons brûlent de toutes parts entre le boulevard de Strasbourg et les bassins. Les pompiers avaient l'ordre de dégager les victimes avant de songer à la protection des biens. Ils ont accompli un effort énorme avec leur courage habituel, mais ils sont empêchés par le feu de se maintenir dans certaines rues. La défense passive elle-même, bien que nombreuse, ne peut répondre à tous les appels et c'est un cataclysme général qui s'est abattu en même temps sur toute la partie principale de la ville.

Les bombardements précédents avaient crevé les conduites d'eau, et chaque fois que ces conduites étaient réparées de nouveaux bombardements les détruisaient. Nous avions établi un système de pompage dans les bassins, mais il est forcément lent et insuffisant dans une situation aussi tragique. Epuisés, les hommes chancellent, leurs yeux sont brûlés par les flammes et les poussières et ils sont sans cesse obligés de faire soigner leur vue. Je les exhorte à un nouvel effort et je parviens à leur faire établir une ligne de protection près de la rue Thiers. Ils empêchent ainsi, en défendant les rues Casimir-Périer et Maréchal-Galliéni, la propagation de l'incendie vers le cours de la République.

Vers trois heures, je rentre au lycée, épuisé, les yeux brûlants, à peu près incapable de les tenir ouverts. Les nouvelles sont extrêmement mauvaises. Les liaisons sont impossibles avec les quartiers de l'Ouest. Les morts sont nombreux et la plus belle partie de la ville est à peu près détruite.

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Dans l'Hôtel de Ville ont péri ce jour-là les listes du grand recensement ordonné par les Allemands en avril pour organiser le travail forcé des Français. Les résultats devaient en être parvenus à la Préfecture pour le 25 mai. Désobéissant aux instructions des circulaires nous avions éliminé tout procédé de contrôle et dix mille personnes seulement s'étaient inscrites ; mais en arrêtant deux fois le recensement, nous étions parvenus à ne rien révéler encore de ces dix mille noms et ce 5 septembre toute trace en a disparu.

Les photographies 1, 3 et 4 sont extraites de l'ouvrage de Jean-Paul et Jean-Claude DUBOSQ : Le Havre 1940-1944, cinq années d'occupation en images, éditions Bertout, Luneray, 1995, 1998.

La photographie 2 est extraite de l'ouvrage de René Gobled : C'était Le Havre avant septembre 1944.

La séquence vidéo est extraite d'un film en six parties d'Hélène Abram et de Romuald Beugnon, consultable sur internet à cette adresse.

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Commentaires
P
Salut Damien,<br /> je suis tes posts comme je suivais, quand j'étais gosse, "l'homme du picardie" à la TV avec mes parents. L'histoire est loin d'être la même, mais l'envie d'en savoir plus est la même.<br /> MERCI pour ce que tu nous proposes, et respect pour les heures que tu passes à faire des recherches!!!<br /> amitiés<br /> phyll
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