Au Havre pendant le Siège (11/14)
Suite du récit de Pierre Courant, maire du Havre pendant l'Occupation...
Le début de cette série d'articles se trouve ici : Au Havre pendant le siège, avant-propos.
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Les journées tragiques
Siège et bombardements
Dimanche 10 Septembre 1944
Hier plusieurs rapports inquiétants ont été faits sur la situation de la population dans l'abri-tunnel et dans les grottes de Graville. Quelques cas de diphtérie sont signalés qui font craindre une épidémie à évolution foudroyante.
Dans les grottes de Graville qui en 1941 m'ont donné l'idée de faire les abris-cavernes mais qui, en raison de la nature du sol, n'ont pu être que médiocrement aménagées, près de mille personnes vivent dans des conditions d'hygiène effroyable. Il s'agit d'anciennes carrières d'à peine deux mètres de hauteur, ouvertes sur un cimetière, profondément enfoncées dans le sol et sans aucune aération. Elles ont été tant bien que mal agencées pour recevoir trois ou quatre cents êtres humains ; mais, là comme partout, la foule est trop nombreuse et, craignant de perdre leur place à l'abri, les gens refusent d'en sortir, même pour les besoins les plus impérieux.
Muni de bottes je vais à Graville qui a été pilonné et qui est dans un état lamentable. Tous les alentours de la route d'accès au Havre sont écrasés par les bombes. Le chemin qui monte vers l'abbaye et les grottes n'existe pour ainsi dire plus. Ce sont partout des trous de bombes et comme il pleut depuis près de vingt-quatre heures la terre s'effondre sous les pieds.
Nous parvenons à la terrasse et c'est un spectacle effrayant. Pour arriver aux abris, il faut traverser le petit cimetière de l'abbaye et les explosifs ont bouleversé ce cimetière, éventré la plupart des tombes. Au fond des trous, on aperçoit des ossements et une odeur fade de pourriture sort du charnier.
A l'entrée des grottes se trouvent des réfugiés. Je leur dis ma sympathie et les engage à descendre prendre leur nourriture au lieu où nous avons apporté des soupes. Ils me remercient, mais ils paraissent frappés de stupeur par leur malheur ; la plupart, en effet, ont tout perdu à Aplemont ou ailleurs.
Au fond des grottes se trouvent des familles terrorisées, qui refusent de sortir. Il fait une chaleur de près de trente-cinq degrés. L'air est tellement vicié que les bougies s'éteignent. Les hommes ont enlevé leurs vestes.
L'intérêt de tous ces gens serait de sortir, mais ils résistent. On ne peut traiter ces malheureux autrement que par la douceur. J'essaie de les convaincre qu'ils ne courent aucun danger de ne pas retrouver leur place, et ils me promettent de sortir. C'est avec un profond sentiment de tristesse que je quitte ces infortunés victimes de la guerre, déplorant une fois de plus la prise de nos beaux abris de Soquence, du Mont-Joli et du tunnel-Sud par les Allemands.
Les obus sifflent à ce moment au-dessus de nous, et j'aperçois un bombardement très précis sur l'usine de la Compagnie Electro-Mécanique, boulevard Sadi-Carnot. Un petit bâtiment est détruit sous nos yeux.
Quittant Deschaseaux et ceux qui avec lui se dévouent à Graville, nous rentrons et nous nous occupons du ravitaillement des boulangers en eau et en farine. Pendant tout le siège, les employés de la ville et les camionneurs fourniront à ces boulangers ce qui leur est nécessaire au prix des difficultés et de dangers inouïs, et parfois au travers des tirs de barrage. Grâce à eux et aux précautions prises ici, et si souvent combattues par ceux qui, à Paris et à Rouen, ne voulaient pas croire qu'il y aurait un siège du Havre, la population ne manquera jamais de pain.
Puis, le soir, c'est un formidable bombardement avec cinq mille tonnes d'explosifs jetés sur les défenses extérieures de la forteresse.
...C'est le début de l'offensive de libération.
Les photographies sont extraites de l'ouvrage de Jean-Paul et Jean-Claude DUBOSQ : Le Havre 1940-1944, cinq années d'occupation en images, éditions Bertout, Luneray, 1995, 1998.