Au Havre pendant le Siège (13/14)
Suite du récit de Pierre Courant, maire du Havre pendant l'Occupation...
Le début de cette série d'articles se trouve ici : Au Havre pendant le siège, avant-propos.
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La Libération
Mardi 12 Septembre 1944
Au petit jour, des coups de feu se font entendre de nouveau autour de nous. Nous sommes enfermés ; il faut sortir et rejoindre notre Hôtel de Ville provisoire.
Vers neuf heures, je descends la rue de la Cité Havraise à pied avec le sous-préfet, Jean Bérard, président des Anciens Combattants, Pottelet et quelques autres. Nous traversons la rue de Normandie et la population commence à nous saluer de ses vivats.
Dans l'Hôtel du Cheval-Bai est installé le poste de commandant des F. F. I. Des policiers portant le brassard sortent et me disent leur joie. Nous nous dirigeons vers le lycée. Dans une rue latérale, la fusillade claque encore. Les gens se mettent aux fenêtres, descendent en nous apercevant et nous crient leurs remerciements. Un profond sentiment d'unanimité étreint toute la ville, joie de la libération assombrie par les deuils, reconnaissance envers les libérateurs et aussi vers ceux qui sont restés, qui avaient prévu le siège et qui ont partagé les périls des plus humbles.
Au lycée, un officier anglais vient d'arriver. C'est le colonel Kingstons qui commande le régiment d'assaut. Nous commençons à nous entretenir des mesures urgentes. Le nouveau sous-préfet est attendu d'un moment à l'autre avec d'autres officiers.
Vers dix heures et demie, une automobile amène M. Pierre Callet, récemment nommé directeur du Port Autonome, qui a reçu la mission temporaire de préfet délégué pour Le Havre. Il indique qu'il a mandat de réunir le Comité de Libération et nous montons ensemble, avec les officiers étrangers qui l'accompagnent et M. Philippe de Rotschild, officier du Service des Renseignements. Le général anglais arrive peu après et je le salue de quelques mots.
Le Préfet descend afficher lui-même à la porte du lycée la proclamation du Général Eisenhower. La foule s'amasse. La population chant avec moi la Marseillaise.
C'est un instant d'émotion profonde. A aucun moment, je n'avais envisagé que les durs efforts de ces trois années seraient compris et estimés à ce point par ceux pour qui j'ai tant peiné.
Une conférence a lieu avec le Préfet et les officiers alliés. On me questionne sur les besoins immédiats. Je déclare que tous les blessés sont soignés et le ravitaillement assuré pour quinze jours au moins, mais que nous manquons de désinfectants et surtout qu'il faut faire immédiatement un gros effort pour dégager les cadavres et retrouver peut-être quelques blessés qui sont sous les ruines.
Une discussion d'ordre politique s'engage ensuite hors de ma présence entre les membres du Comité de Libération et le Préfet. Des offres sont faites d'abord à trois d'entre nous, puis à moi seul, les unes par le Préfet, puis par le Président du Comité de Libération, haut fonctionnaire de l'Enregistrement qui, en juin, est venu ma prévenir que la Gestapo voulait m'arrêter et me déporter en Allemagne. En fin de journée, je refuserai d'abandonner mes collègues qui ont lutté avec moi pendant la période difficile.
Avec le Colonel Kingstons, je parcours au début de l'après-midi les hôpitaux souterrains. Il est étonné de leur importance et de leur activité. Nous pénétrons également dans les abris creusés par les Allemands, abris qui contiennent une quantité énorme de vivres de toutes sortes, des caisses de fine-champagne de bonne marque, de boîtes de cigare, des conserves, du pain de guerre, des munitions, le ravitaillement de la garnison pendant plusieurs mois.
Il est convenu qu'à six heures, les Autorités officielles et les Anciens Combattants porteront des couronnes au Monument consacré aux morts de la guerre de 1914-1918.
Un peu avant six heures, nous nous formons en cortège au lycée. Plutôt que de prendre la tête comme j'y suis invité, je préfère rester avec le Conseil Municipal, derrière le Préfet, les Officiers alliés et les membres du Comité de Libération. Ensemble, nous avons peiné et risqué nos vies, ensemble nous devons finir cette journée.
Dans la ville en ruines, le vide s'est fait. Avec peine le cortège gagne au travers des déblais la place Gambetta et le Monument aux Morts. Il y a là une foule de plusieurs milliers de personnes qui fait cercle autour du Monument. Lorsqu'elle nous aperçoit, elle se livre à une chaleureuse manifestation qui est encore bien émouvante.
Après la minute de silence, nous nous avançons jusqu'auprès du Monument et les Acclamations reprennent. Je demande à la foule de chanter avec nous la Marseillaise et c'est un chant délirant qui sort de toutes les poitrines. Il n'y aura point de discours. L'heure est trop magnifique pour qu'on la gâte par des mots. Puis la foule se disperse. Beaucoup se dirigent vers nous et viennent encore nous remercier.
Anquetil, porte-drapeau des Anciens Combattants, a précédé la manifestation depuis le début de la cérémonie. Il insiste pour rester avec nous et nous ramène jusqu'aux débris calcinés de l'Hôtel de Ville. Nous nous séparons à cette place où, huit jours plus tôt, nous avons failli mourir ensemble, et dans les rues pendant les jours qui suivront ce sera la même exaltation et le même sentiment d'unanimité.
Les spectateurs de cette cérémonie n'oublieront jamais la silhouette haute et massive du beau Monument aux Morts seul entouré de ses drapeaux et de ses couronnes et partout à perte de vue la ville rasée où émerge seulement une partie de la carcasse du Grand-Théâtre, de ce théâtre sous lequel il y a encore beaucoup de cadavres ensevelis. Sur la place même sont alignés des tombes, beaucoup de tombes avec de petites croix et il règne un grand silence sur toute cette étendue dévastée.
La mort a passé par là, elle a tué la ville, mais il reste encore sur la place une foule vivante qui rend hommage à ses disparus, qui leur promet de continuer leur oeuvre et, patiente fourmilière humaine, de reconstruire ce que la guerre impitoyable a détruit.
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Ce texte est le dernier qu'a écrit Pierre Courant dans son recueil de souvenirs intitulé "Au Havre pendant le Siège - Souvenirs du 1er au 12 Septembre 1944". Quelques textes figurent en appendice de cet ouvrage. C'est l'un d'eux, un texte qui fait le point deux mois après ces terribles événements de septembre 1944 que je publierai dans les jours prochains.
Les photographies de cet article sont extraites de l'ouvrage de Jean-Paul et Jean-Claude DUBOSQ : Le Havre 1940-1944, cinq années d'occupation en images, éditions Bertout, Luneray, 1995, 1998.