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Le Havre d'avant... ou l'histoire en photo de la ville du Havre et des Havrais avant la guerre...
29 mars 2009

La Manufacture des Tabacs

Alors que je faisais quelques recherches sur les portes de la Caserne Kléber, afin de montrer ce qu'elles furent et comme il serait inadmissible qu'elles disparaissent, je suis tombé sur une information que je ne connaissais pas à propos d'une autre porte bien connue des "Anciens" havrais... celle de la Manufacture des Tabacs. Pour mieux vous en parler, je vais donc vous faire l'historique de la Manufacture elle-même, et je terminerai par sa porte...

Au début du XVIIIe siècle, la Compagnie des Indes obtint la Ferme des Tabacs. Elle débute son activité rue de la Crique à Saint-François, à l'emplacement de l'ancien jeu de paume. Puis, très vite, elle s'installe rue du Grand-Croissant (rue de Bretagne), sur des dépendances du Couvent des Capucins, lui-même construit en 1590 sur l'emplacement d'un Hôtel-Dieu. En 1724, la Compagnie des Indes, déjà propriétaire de deux manufactures, à Dieppe et à Morlaix, décide en effet de créer une nouvelle manufacture au Havre, afin de pouvoir procéder à la fabrication des tabacs, objet de son monopole. Les travaux commencent en 1726 et s'achèvent en 1728. Elle fait construire un vaste immeuble contigu au couvent des Capucins. L'édifice est construit d'après les plans de Jacques Martinet, ingénieur du roi, et Gabriel, premier ingénieur des Ponts et Chaussées. Achevé en 1728, il prit d'abord le nom d'Hôtel des Monnaies avant de devenir officiellement la Manufacture des Tabacs. Par la suite, le couvent fut acquis par la Manufacture pour y installer ses services. La Manufacture formait un quadrilatère autour d'une cour et comprenait magasins et bureaux au rez-de-chaussée, et atelier à l'étage. Un aqueduc y amenait l' eau de la fontaine Saint-François.

Un deuxième bâtiment fut élevé à partir de 1728 autour d'une cour d'honneur. Un superbe portail édifié rue du Grand-Croissant vint parachever l'édifice. Il était surmonté des armes de la Compagnies des Indes et de deux attributs du commerce. En effet, sur le fronton étaient représentés deux personnages sculptés, éloignés par leurs racines mais unis par une feuille de tabac qu'ils tenaient à la main, le symbole de la Compagnie des Indes.

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En 1745 et en 1765, un grand magasin et un troisième bâtiment furent respectivement construits.

A l'époque, la manufacture ne produisait que du tabac à priser ou à chiquer, mais l'essor fut tel, qu'à la fin du XVIIIe siècle, cinq cents personnes étaient employés comme ouvriers par la fabrique. Ils travaillaient quatorze heures par jour pour vingt à vingt-cinq sols et effectuaient quasiment tout le travail manuellement. Cependant, la crise économique (suite à une loi sur les monopoles - déjà !) conduira au renvoi de trois cent cinquante ouvriers.

En 1791, une centaine d'entre eux travaillaient encore dans l'établissement, mais la manufacture ferma et fut adjugée à la société en commandite Delafraye, Clarisse et Delonguemere. Elle ne rouvrira ses portes qu'en 1793, après acquisition d'une licence devenue obligatoire.

En 1803, le Couvent des Capucins fut transformé en entrepôt : les denrées coloniales devenues très rares à cause du blocus anglais atteignirent alors des prix prohibitifs...

En 1811, le monopole de la fabrication et de la vente revint à la Régie des droits réunis, devenue en 1814, Régie des contributions indirectes, et la manufacture fut rachetée par la société impériale puis royale.

En 1822, un quatrième bâtiment est construit sur le quai de Lamblardie.  La façade avait l'aspect qu'on découvre sur les photos ci-dessous.

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Sur le cliché ci-dessus, on peut reconnaître la Petite Pigoulière, photographiée vers 1892. Elle était établie dans la partie Est du Bassin du Commerce, au droit de la Manufacture des Tabacs. On désignait par "pigoulière" l'atelier où l'on faisait fondre le goudron qui servait au radoubage des navires abattues en carène.

Les employés de la Manufacture des Tabacs étaient de condition modeste. Ils venaient souvent des campagnes environnantes et étaient non qualifiés, peu ou pas instruits. Alors qu'en 1827, sur 380 ouvriers, on recensait 80 vieillards, 20 femmes, 60 enfants de 12 à 16 ans et même quelques enfants plus jeunes de 8 ans, avec le temps et le modernisme, les effectifs varièrent... Vers 1850, la vogue du cigare apparut et on eut besoin de mains expertes et habiles pour fabriquer du tabac à fumer. Le personnel devint en grande majorité féminin. En 1885, on comptait 650 employés et en 1912, 754. Parmi eux, 500 étaient des femmes. La mixité n'existait pas pour autant puisque les femmes officiaient dans des ateliers spécialement affectés.

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Dans les années 1880, les cigarières confectionnent les fameux "picaduros" puis, après 1914, le célèbre "voltigeur" qui donnera son nom à de nombreux débits de tabac. L'augmentation de la consommation de tabac obligera la Manufacture à s'étendre. En 1856, en plus des bâtiments situés quai Lamblardie, un entrepôt est acheté à la ville.

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Ce nouveau bâtiment, situé quai Casimir Delavigne, est dominé par un campanile, à l'intérieur duquel, la cloche servait à sonner le recrutement des dockers sur les quais... Elle proviendrait de l'arsenal. Seulement, la zone de manutention portuaire se déplaçant progressivement au fil des années vers le quartier de l'Eure, cette cloche cessa de sonner en 1911, et ce, malgré une pétition des habitants du quartier qui déplorèrent vivement cet état de fait !

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La seconde moitié du XIXe siècle sera surtout caractérisée par la mécanisation. De puissantes machines, sensées soulager le travail pénible des ouvriers, investissent les lieux. En 1830, la manufacture reçoit sa première machine à vapeur, installée par l'ingénieur Haleroft. En 1856, la manufacture annexe l'entrepôt voisin. En 1857, Mazeline installe une machine horizontale de 30 cv. En 1862, l'ingénieur Demondésir fournit torréfacteurs et hachoirs.

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Malgré tout, les conditions de travail restent dures. De plus, les feuilles de tabac importées principalement des Amériques, étaient souvent de qualité médiocre. Le tabac pouvait aussi provenir de Turquie, de Grèce ou de Hongrie, parfois d'Algérie ou de France.

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En 1874, l'éclairage est installé dans les locaux. En 1883, les cigarières payées à la tâche finirent par déclencher une grève. Ce fut un événement dans l'histoire de la lutte ouvrière féminine au Havre.

La sortie du travail se faisait par la rue du Grand-Croissant.

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A la fin de la journée, les marchandes de quatre-saisons se postaient devant la porte, attendant les ouvrières. Elles présentaient leurs produits dans de petites charrettes qu'elles poussaient à travers la ville.

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La modernisation continua son oeuvre... Un nouveau produit, connu depuis 1848, domina alors le marché : la cigarette !

Cette aventure continua jusqu'en 1944, date à laquelle les bombardements interrompirent toute possibilité d'activité. Des bombes incendiaires tombées dans la nuit du 14 au 15 juin 1944 détruisirent la Manufacture des Tabacs. Après l'incendie, seuls les murs de la Manufacture subsistèrent au 37, rue de Bretagne.

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Quelques vestiges classée monuments historiques en 1946 furent finalement démolis en 1960. Comme quoi, tout peut arriver, et qu'un classement n'est pas garantie de conservation !!! Le centre paroissial du Père Arson et l'école Dauphine s'installèrent à la place de la Manufacture.

Seule la magnifique porte - peut-on lire dans différents ouvrages sur Le Havre - monument construit en pierre de Caen et de Caumont, fut conservée... Elle fut démontée, en attendant d'être réédifiée en un autre endroit. Visiblement, elle attend toujours ! Je ne sais pas où elle peut être entreposée, mais si jamais quelqu'un avait une idée, qu'il me fasse signe ! Cette information est d'ailleurs corroborée par le site Patrimoine de France.

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Vous imaginez bien le parallèle que je vais faire avec les portes de la Caserne Kléber.

Aujourd'hui, des gens déplorent encore la disparition des murs de la Manufacture des Tabacs. Je me souviens de mon grand-père, décédé il y a peu, qui me parlait de ce temps où, avant guerre, il y travailla...

La porte a été démontée et conservée pour la réédifier ailleurs (un moindre mal serait-on tenté de dire !), mais aujourd'hui encore, on n'en voit pas la moindre trace au Havre ou ailleurs, et personne ne sait ce qu'elle est devenue ! Hors de question donc de faire de même avec les portes de la Caserne...

Servons-nous de ces exemples du passé pour prendre conscience de la chance (malgré tout ce que Le Havre a perdu lors de la dernière guerre) que nous avons d'avoir, aujourd'hui encore, quelques traces de ce passé à jamais perdu... Ne dilapidons pas nous-mêmes ce patrimoine encore vivant, et n'oublions pas ce qu'il fut et ce qu'il a représenté pour nombre de Havrais...

Sources :

- Le Havre à la Belle Epoque, Pierre-André Grosfillex, Liège.
- Le Havre de 1517 à 1966, 2500 dates au fil des années, Michel Eloy, Le Havre, 1967.
- Le Havre, revue Escale, éditée pour le 450ème anniversaire de la fondation du Havre, Michel Eloy, PAH, Le Havre, 1967.
- Le Havre 1517-1986, du Havre d'autrefois à la métropole de la mer, Jean Legoy, Martine Liotard, Philippe Manneville, Henri Dulaurier, Eric Levilly, Editions du P'tit Normand, Rouen, 1986.
- Le Havre 1940-1944, cinq années d'occupation en images, tome II, Jean-Paul et Jean-Claude Dubosq, Editions Bertout, Luneray, 1998-2006.
- Le Havre 1900, Gaston et Jean Legoy, Editions de l'Estuaire, Fécamp, 1999.
- Le Havre dans les années 1900, tome 2, édifices et lieux publics, Maurice Couturaud, Jean-Marc Derrien, Dominique Léost, Editions Page de garde, Caudebec-lès-Elbeuf, 2002.
- Saint-François, port d'attache, Max Bengtsson, Editions de l'Estuaire, Le Havre, 2002.
- Le Havre en photographies 1860-1910, Yann Favennec, Fabrice Recher, Pascal Valinducq, Editions François 1er, Le Havre, 2004.
- Documents personnels.

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Commentaires
G
Superbe reportage, bien documenté. Mon arrière Grand Père (qui est né en 1900) à travaillé dans cette manufacture jusqu'au Printemps 1944, il à peut être connu ton grand père ?<br /> <br /> <br /> La porte de la Manufacture doit certainement être stockée quelques part au Havren peut être au fort de Tourneville ??? ca mériterait qu'on pose la question aux gardiens des lieux !<br /> <br /> Vu que nous approchons du 500 eme anniversaire de la création du Havre, ca pourrait être une bonne idée de remonter cette porte, ou pourquoi pas, de l'intégrer dans un nouveau projet immobilier ?<br /> <br /> <br /> Pour en revenir, je trouve dommage qu'au Havre bien peut de batiments temoignent de la guerre...je pense entre autre au clocher de Saint Michel, aux ruines de l'Arsenal ou à la Porte de la Manufacture des Tabacs qui auraient pu être conservées comme témoignage. Mais je crois qu'au Havre, la guerre est encore un sujet tabou... Il y'a quelques mois j'ai vu un monsieur pleurer alors qu'il me parlait de la vie au Havre à cette époque.<br /> <br /> Je crois même qu'Antoine Rufenacht n'aime pas trop parler de la guerre, préférant parler de la reconstruction et de l'avenir...
D
Aucune idée... je suis allé aux archives aujourd'hui pour compléter le dossier, mais j'ai rien vu là-dessus !!!<br /> Par contre, j'aurais d'autres photos.
J
Sur la photo de la cour d'entrée de la manufacture des tabacs, sais-tu si la pendule est une Lepautre???
D
Une édition... euh, en même temps, si je cite mes sources, c'est parce que beaucoup d'éléments proviennent de ces ouvrages, déjà édités, eux ! Je n'ai fait que lire, chercher et compiler des informations glanées à droite ou à gauche dans ces ouvrages... pas grand chose de bien personnel en fait ! lol
T
Oui, ça, ça mériterait une édition.<br /> Merci, encore un truc que j'ignorais.
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